Répertoire dupatrimoineculturel du Québec

Complainte traditionnelle

Type :

Patrimoine immatériel

Vitalité :

  • Vivant

Type d'élément :

  • Expression
  • Pratique

Classification :

  • Pratiques expressives > Pratiques artistiques > Représentation / spectacle > Danse / Musique / Chant

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Description

Entre les chansons à rire et à pleurer, à danser, à se recueillir, à accompagner les rituels sociaux et à rythmer les gestes du travail se trouve la complainte. Certains donnent à cette dernière le sens restrictif de chanson dramatique anciennement diffusée sur supports imprimés. D'autres lui attribuent le sens plus large de chanson narrative de tradition orale à caractère tragique ou religieux chantée sur un ton plus ou moins plaintif ou monotone. La difficulté à catégoriser la complainte provient de cette ambiguïté de sens.

Toutes les traditions chantées contiennent des chansons qui, par leur thématique et l'atmosphère qu'elles dégagent, sont rattachées à un univers poétique lyrico-épique. Ce sont généralement des chansons narratives qui comportent une dimension tragique, dramatique, légendaire ou hagiographique. Les Anglais parlent de « ballads », les Bretons, de « gwerzioù » et les Scandinaves, de « vises ». La langue française ne contient pas de mot équivalent pour parler de ce type de chanson, si ce n'est le substantif « complainte ».

Il n'existe pas de définition consensuelle qui permettrait de considérer hors de tout doute une chanson comme une complainte. Les chansons auxquelles on attribue parfois cette appellation forment un sous-ensemble composite du répertoire de tradition orale – les chansons folkloriques. Or, elles ne constituent pas une catégorie bien délimitée de ce large répertoire.

Le mot « complainte » apparaît au XIIe siècle et revêt le sens de « plainte en justice ». Au siècle suivant, on le retrouve aussi pour désigner une forme poétique, d'où il a sans doute lentement évolué. Au tournant du XIXe siècle, le terme prend le sens de « chanson populaire d'un ton plaintif dont le sujet est en général tragique ou pieux ». La combinaison de ces deux sens, récit tragique ou dramatique d'une part et ton plaintif ou nostalgique d'autre part, rend difficile la définition précise du terme.

La qualité de complainte est par conséquent une question d'appréciation personnelle, selon des critères variables qui jouent sur plusieurs registres. Cette zone de flou entre les différents sens est sans doute la raison pour laquelle Patrice Coirault et Conrad Laforte, les plus éminents spécialistes de la chanson de tradition orale, ont soigneusement évité d'utiliser le mot « complainte » dans leurs classifications respectives.

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Statuts

Statut Catégorie Autorité Date
Inventorié --
 

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Historique

Entre le XVIIe et le XIXe siècle, le mot « complainte » a un sens relativement restreint. Il désigne les chansons composées sur des airs préexistants et imprimées sur des feuilles volantes pour en assurer une large diffusion dans les classes populaires. Ces chansons traitent généralement de thèmes religieux (« La complainte de saint Alexis », « La complainte de sainte Geneviève de Brabant », « La complainte du Juif errant »), mais également de sujets édifiants ou légendaires (« Henriette et Damon », « Pyrame et Thisbé »).

Peu à peu, le terme désigne aussi les chansons relatant des faits divers criminels (« La complainte de Fualdès », « L'empoisonneuse Hélène Jégado ») et d'autres sujets anecdotiques, tels que des naufrages, des noyades et des incendies, conférant à la complainte un sens de chronique de l'actualité. Nombre de ces chansons sont ainsi passées dans le répertoire de tradition orale.

À partir du milieu du XIXe siècle, les collecteurs et éditeurs de chansons folkloriques utilisent le mot « complainte » pour qualifier, en plus de ces chansons imprimées et anecdotiques, certaines chansons de tradition orale, élargissant ainsi le sens initial du terme. Dans ses « Instructions relatives aux poésies populaires de la France » (1853), qui serviront de guide méthodologique à toute une génération de folkloristes-collecteurs, Jean-Jacques Ampère parle des « personnes qui s'occuperont de recueillir des ballades narratives, des complaintes et autres chants populaires », sans que le lecteur sache comment l'auteur les distingue. Dans les 13 catégories thématiques qu'il propose comme cadre classificatoire, il ne mentionne nulle part le mot « complainte ».

Dans son « Histoire de la chanson populaire en France » (1889), Julien Tiersot consacre son premier chapitre à un panorama des « chansons narratives, épiques, légendaires et historiques ». Pour Tiersot, les complaintes représentent un vaste ensemble allant des chansons épiques du moyen âge jusqu'aux chansons édifiantes à thème religieux ou légendaire, incluant au passage les chansons historiques, les chansons romanesques, et même les histoires d'amour.

Achille Millien, un des collecteurs majeurs de la seconde moitié du XIXe siècle, classifie dans son ouvrage de 1906 les grandes chansons narratives du répertoire de la façon suivante : les sujets religieux, les miracles, le merveilleux; les complaintes légendaires, tragiques et dramatiques; les complaintes criminelles. La plupart de ces complaintes figurent dans le « Catalogue de la chanson folklorique française » de Conrad Laforte. Elles y sont regroupées principalement dans les catégories thématiques Chansons à caractère épique ou tragique et Chansons à sujets religieux ou hagiographiques, mais aussi dans d'autres catégories comme les départs et retours, les déserteurs, la navigation, les militaires, etc.

Au milieu du XXe siècle, Marius Barbeau revisite la notion de complainte, sans toutefois résoudre ses contours. Il présente comme complaintes, dans son ouvrage « Le rossignol y chante » (1962), une trentaine de chansons qu'il répartit entre complaintes du moyen âge et complaintes anecdotiques.

Diversement récupéré par les folkloristes et passé dans l'usage courant, le mot « complainte » a peu à peu désigné non pas une catégorie spécifique de chansons, mais une tonalité, une ambiance. Les chanteurs traditionnels de l'Amérique francophone, auprès de qui les folkloristes ont collecté des chansons issues du répertoire de tradition orale tout au long du XXe siècle, utilisent également ce terme pour désigner des chansons tragiques, dramatiques ou nostalgiques, qu'elles soient narratives ou non. C'est sans doute ce caractère « triste et langoureux », plutôt que le récit même de la chanson, qui demeure prégnant dans l'imaginaire des chanteuses et chanteurs d'aujourd'hui.

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Contexte

Comme l'ensemble des chansons de tradition orale, les complaintes se sont pratiquées au quotidien ou presque, jusqu'à une époque récente. Elles étaient chantées majoritairement en campagne, mais aussi en ville. Elles partageaient naturellement l'espace avec les autres chansons et prenaient une place différente selon les individus, les familles, les régions. Alors que certains préféraient les chansons plus rythmées, soit les chansons à répondre et les chansons comiques, d'autres aimaient mieux fredonner des airs plus graves, plus recueillis.

Les gens pratiquaient les complaintes à la veillée selon l'ambiance du moment ou dans la journée, en solitaire, en exécutant une tâche répétitive comme filer, tricoter, travailler sur une charpente ou soigner les animaux. Les chansons pouvaient accompagner l'écoulement du temps en remplissant l'espace sonore. La collecte auprès de porteurs de tradition n'a pas permis de déterminer de règles concernant celles et ceux qui interprétaient ce type de chanson. Toutes les formules sont possibles : homme comme femme, vieux et plus jeune, seul ou non. Le nombre de complaintes et de versions recueillies en un siècle et demi au Québec démontre qu'elles étaient appréciées et qu'elles avaient une place partout où la tradition orale était vivante.

La mémoire orale semble avoir conservé certaines chansons de façon plus marquée au Québec, et ailleurs en Amérique francophone, qu'en Europe. Dans son catalogue, Conrad Laforte recense plus de 70 versions de « La complainte du Juif errant » recueillies oralement en Amérique francophone contre une vingtaine seulement en France. Le même phénomène est observé pour « Adam et Ève au paradis » (30 versions canadiennes contre 5 en France). Pour la chanson « La vieille sacrilège », qui raconte une sombre histoire d'hostie profanée dont les racines narratives remontent au XIIIe siècle, les folkloristes ont recensé une trentaine de versions au Québec et en Acadie contre deux en France.

La tradition francophone d'Amérique s'est également enrichie grâce aux contacts avec les populations anglophones. La rencontre des deux cultures dans les chantiers forestiers a engendré la traduction en français de certaines « ballads » anglophones très connues. Ainsi, « Lord Randal (Child no 12) » est devenue « Le testament du garçon empoisonné ».

En parallèle, la tradition s'est garnie de chansons composées au Québec sur des drames de l'actualité locale (assassinats, accidents, naufrages) et sur la vie des forestiers, des voyageurs et des bûcherons. Ces chansons forment un vaste répertoire de complaintes locales composées sur des timbres, c'est-à-dire des airs préexistants sur lesquels de nouvelles paroles sont écrites. Par exemple, « La catastrophe de l'Empress of Ireland », qui relate le naufrage de ce paquebot en face de Rimouski en 1914, a été composée sur l'air célèbre de « Minuit, chrétiens ».

L'atténuation des complaintes s'est faite petit à petit, à partir du moment où les chansons, comme les autres genres de l'oralité, ont perdu leur place dominante comme mode de divertissement au profit de la radio, puis de la télévision et d'autres formes de divertissement de masse. La chanson est alors passée de pratique quasi obligée, car les soirées d'hiver avant l'électricité auraient été interminables sans les contes et les chansons, à une pratique choisie. Le nombre de pratiquants a diminué en conséquence, mais il reste un peu partout des gens qui chantent et perpétuent le répertoire. Au début du XXIe siècle, il demeure de remarquables chanteurs et chanteuses qui ont parfois appris leur répertoire auprès de leurs parents ou de leurs grands-parents.

Dans la sphère publique, les artistes et les groupes de musique contribuent à maintenir la pratique vivante en produisant des enregistrements professionnels et des spectacles. Les festivals et les organismes oeuvrant à la mise en valeur des traditions jouent un rôle important dans la perpétuation des complaintes.

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Apprentissage et transmission

Au XXe siècle, il était relativement facile de trouver, particulièrement en zone rurale, des chanteuses et chanteurs qui possédaient une bonne mémoire du répertoire des complaintes, à défaut d'une pratique active. D'impressionnantes collectes enregistrées ont été réalisées dans les années 1970 et 1980, et même jusqu'à la fin des années 1990. Par la suite, les porteurs de tradition se sont faits plus rares. Il est plus difficile, à l'approche des années 2020, de trouver des personnes qui maîtriseraient un répertoire de chansons de type « complaintes ». Cependant, il est possible de contourner la difficulté actuelle de réaliser de nouvelles enquêtes en allant consulter les milliers de chansons recueillies auprès des chanteurs traditionnels et chanteuses traditionnelles, conservées aux archives de folklore et d'ethnologie de l'Université Laval à Québec.

Pour le grand public, le rôle de mémoire collective de ce genre de répertoire est assuré par quelques chanteuses et chanteurs contemporains qui pratiquent la chanson de tradition orale de façon professionnelle ou amateur. Une abondante discographie existe aujourd'hui, qui permet de découvrir de nombreuses interprétations de complaintes. En 1967, Jacques Labrecque, Raoul Roy, Yves Albert et Louise Forestier offrent des exemples de complaintes dans un coffret de neuf 33 tours, « Chansons folkloriques du Canada », édité par Radio-Canada. Plus récemment, les artistes Michel Faubert avec son album « La Récompense », Monique Jutras avec « Complaintes médiévales », Galant tu perds ton temps et son disque de chansons traditionnelles a cappella ainsi que Serre l'Écoute avec ses albums « Fortunes et perditions » et « Le Parnasse des coeurs d'amour épris » ont produit des disques où les complaintes occupent une place dominante.

Depuis une vingtaine d'années, à côté de la pratique scénique et de la production discographique, de nouveaux contextes ont surgi où la chanson de tradition orale de tous types, complaintes y comprises, a retrouvé une place et a acquis de nouveaux espaces de pratique. Ainsi, en de nombreux endroits, sont proposés des ateliers réguliers de chant, des veillées de cuisine ou de voisinage, des soirées de chansons dans différents bars et cafés, des « jams » de chanson jusqu'au petit matin. Des moments favorisant la transmission se présentent aussi lors de festivals de musique traditionnelle et d'événements spéciaux, par exemple Les 12 heures du chant, mis en place par l'Atelier de chant traditionnel de Québec, et La nuit du chant du Festival chants de vielles. De plus, le réseau Festivals Trad Québec comprend différents événements où l'on peut entendre ou chanter de telles chansons.

Les occasions d'entendre, d'apprendre et de chanter des complaintes existent donc un peu partout. L'information sur ces diverses activités est accessible sur le site Internet de plusieurs organismes culturels voués à la mise en valeur des traditions orales, tels que le Conseil québécois du patrimoine vivant, le Centre de valorisation du patrimoine vivant, le Centre Mnémo et la Société pour la promotion de la danse traditionnelle québécoise.

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Références

Notices bibliographiques :

  • AMPÈRE, Jean-Jacques. Instructions relatives aux poésies populaires de la France. Décret du 13 septembre 1852. Paris, Imprimerie impériale, 1853. s.p.
  • BARBEAU, Marius. Le rossignol y chante ; Première partie du répertoire de la chanson folklorique française au Canada. Ottawa, Musée national du Canada, 1962. s.p.
  • BÉNICHOU, Paul. Nerval et la chanson folklorique. Paris, Librairie José Corti, 1970. s.p.
  • COIRAULT, Patrice. Notre chanson folklorique. Paris, Picard, 1942. s.p.
  • COIRAULT, Patrice. Répertoire des chansons françaises de tradition orale. Ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff, Simone Wallon et Marlène Belly. Paris, Bibliothèque nationale de France, 2006. s.p.
  • GAGNON, Ernest. Chansons populaires du Canada. 6e édition, conforme à l’édition de 1880 (première édition 1865). Montréal, Beauchemin, 1913. s.p.
  • HEINTZEN, Jean-François. « Complaintes criminelles en France, 1870-1940 : présentation ». Musée d’histoire de la justice, des crimes et des peines. Complaintes criminelles en France, 1870-1940 : présentation [En ligne]. https://criminocorpus.org/fr/reperes/affaires-criminelles/complaintes-criminelles-en-france-1870-1940/
  • LAFORTE, Conrad. Le catalogue de la chanson folklorique française. 6 vol. (Les Archives de Folklore, 18-23). Québec, Presses de l’Université Laval, 1987. s.p.
  • LAFORTE, Conrad. Poétiques de la chanson traditionnelle française. Québec, Les presses de l'Université Laval, 1993. 205 p.
  • MILLIEN, Achille. Complaintes, Chants historiques. Tome premier de Chants et chansons. Littérature orale et traditions du Nivernais. Paris, Ernest Leroux, 1906. s.p.
  • TIERSOT, Julien. Histoire de la chanson populaire en France. Paris, E. Plon, Nourrit et cie, 1889. s.p.

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